[Gontrand et Clémentin] Le blues dans le bus
Attention, avant de lire nos nouvelles, il est fortement conseillé d'avoir lu le prélude, sans ça vous risquez de ne comprendre absolument rien (déjà que c'est pas facile de base).
Illustration : Tony Crayon
Etait-ce un premier mercredi du mois de juin comme les autres pour Gontrand ? Personne ne le sait. Quoi qu’il en soit, en ce jour, il se leva avec la tête plus lourde qu’à son habitude. Tout lui semblait lui échapper. Il se sentait pesé par un poids considérable. Rien ne le motivait à se lever en ce matin pourtant ensoleillé. Il lui fallut s’extraire de son mal-être pour se rappeler de l’adage le plus célèbre de Monteaugrouin, « si t’as le bourdon, va faire un tour ». Il prit au mot ce dernier et prévit d’aller se balader avec Clémentin.
Malheureusement, le coupé sport était en révision pour ses examens. Il était par conséquent hors de question de le déranger. Par chance, depuis quelques semaines seulement, un arrêt de bus se trouvait en face de la maison où vivaient Gontrand et Clémentin. Chose bien étrange, car personne d’autre n’habitait dans les alentours. C’était, en outre, l’occasion irréfutable pour tester ce qui avait été vanté comme le nouveau moyen de transport le plus respectueux de la planète. En quoi était-il différent des autres ? Sa spécificité résidait principalement en l’absence d’un toit.
À l’arrêt, le tableau d’affichage leur avait fait la promesse que le bus serait là dans quelques minutes. Lorsque ce dernier arriva, c’était avec deux heures de retard. Le chauffeur ouvrit la porte coulissante du bus et Gontrand, en entrant, le salua ; sans réponse…
« Si c’est ça le respect… » ronchonna Gontrand.
« Allez ! Détends-toi ! Respire l’air frais de la route » lui proposa Clémentin qui, déjà, s’était plongé dans son livre « Apprendre le morse sans boire la tasse ».
Le bus était plein à ras bord. Par chance, Gontrand et Clémentin avaient trouvé une place à deux se trouvant trois rangées de sièges avant la porte centrale. Il y avait de part et d’autre tous les types de personnes que l’on peut rencontrer dans un bus.
Deux hommes d’un âge certain, assis en face de nos deux protagonistes, se faisaient du rentre-dedans avec des autotamponneuses.
- C’est impossible, me direz-vous.
C’est vrai, mais vous avez tort d’avoir raison. Prenez conscience que parfois s’extraire du cadre est indispensable. La vie n’est pas un long fleuve tranquille, ni d’ailleurs une rivière ou un ruisseau. Enfin, saufs peut-être pour le monde aquatique. Mais même ses bêtes là, parfois, sortent la tête de l’eau. Un bon bol d’air n’a jamais fait de mal à personne. Sur ces belles paroles, je vous laisse avec nos deux protagonistes.
Le bus avait déjà roulé depuis plusieurs minutes, lorsqu’une petite tortue, qui devait d’après l’usure de sa carapace avoir dépassé la centaine, se leva pour descendre au prochain arrêt.
« La pauvre, elle va rater son arrêt. Mais bon, elle doit en avoir l’habitude, cela doit sûrement faire des années qu’elle rate les étapes de sa vie ; sa jeunesse, celle de ses enfants, son mariage et maintenant l’arrêt André Rieu Delabonnefoi. Dieu soit loué. Le terminus est pour tout le monde le même », pensa Gontrand en restant confortablement avachi contre son accoudoir, soulagé de ne pas être à la place de la malheureuse. Cette dernière le regarda dans les yeux et sourit. Elle enclencha alors un mécanisme ingénieux qui lui procura sous sa carapace quatre roues motrices et qui ainsi la mettait à hauteur des sièges du bus.
Gontrand lui sourit à son tour.
« Haha, ma vieille, fais la maligne avec ton sourire, mais le bus est en pente… », rétorqua-t-il toujours dans ces pensées. La tortue roula légèrement en arrière, mais rapidement deux petits réacteurs s’enclenchèrent derrière elle qui la propulsèrent en avant. Son excellente souplesse du cou lui permit, en passant à côté de Gontrand, de réaliser une très belle rotation cervicale et d’ainsi lui souffler un petit filet d’air chaud dans les cheveux plus longtemps que la raison l’aurait conçu. Elle réussit en outre à garder son sourire malgré la difficulté à réaliser les deux actions précitées en même temps. Puis elle descendit du bus. Gontrand ne revit jamais cette tortue. Il y a des rencontres que l’on ne fait qu’une fois.
Avant même que Gontrand puisse reprendre ses esprits, deux chevaux ébène entamèrent une danse de la chenille dans le couloir principal. Ils chantaient leur bonne fortune. À croire leurs dires ce n’était pas un, ni deux, ni même trois, mais bien 25 paires de sandales taille 44, qu’ils avaient gagné à la foire de Monteaugrouin. « Les voilà bien avancés… Comment vont-ils se départager un nombre impair de paires ? Voilà pourquoi je ne vais jamais à la foire en duo » songea Gontrand, quand la chenille particulièrement cavalière passa près de son siège.
– Pourquoi quoi ? hennit le plus grand des deux en (et vous me pardonnerez de cette facilité) montant sur ses grands chevaux.
– Gardez votre calme !
– Je suis d’un calme olympien.
– Vous m’avez l’air pourtant bien plus excité qu’Achille.
– Que nenni ! Ne faut-il pas un Homère pour tout Achille ?
Gontrand resta bouche bée. Le cheval l’avait eu à son propre jeu. Il avait déjà été plus loin que ce que sa culture générale lui permettait et cette dernière question signait sa défaite cuisante. Gontrand devait se résoudre à accepter sa défaite et à lâcher prise. Cela fit comme un déclic en son for intérieur. « Lâcher prise… Lâcher prise… Lâcher prise… » Il se leva et caressa l’encolure de celui qui, malgré lui, avait été son moralisateur. Gontrand leva la tête et comprit qu’on lui avait enlevé un sac lourd de ressentis. Il sentit, pour la première fois depuis qu’il était monté dans ce bus, l’air frais qui effleurait ses doux cheveux. C’est alors qu’il aperçut par la fenêtre le panneau qui leur avait menti. Clémentin ferma son livre et sourit à Gontrand. Nos deux compères descendirent du bus décapotable. La boucle était bouclée.
Suivez les aventures de Jacques et Gontrand (et leurs deux compères)
Le Prélude